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Au Maroc, l’oued victime des « voleurs d’eau » et de la sécheresse

A Lehri, au sud de Khénifra, des villageois dénoncent les installations illégales de pompes sur leurs cours d’eau, qui prélèvent la ressource pour irriguer des cultures intensives. Une alerte lancée par Le Monde-Afrique dans sa dernière édition.

(Le Monde - Afrique) - L’eau de la rivière est revenue, mais son débit est faible, sa couleur brunâtre. Les roseaux prolifèrent. L’eucalyptus n’a plus les pieds dans l’eau, et le rocher qui surplombe la berge ne sert plus de plongeoir aux jeunes des environs. Au Maroc, dans le Moyen Atlas, l’oued Chbouka se dessèche, faisant craindre aux habitants du village de Lehri, près de Khénifra, de perdre leur principal moyen de subsistance. Leur « source de vie », comme ils l’appellent.

Ces villageois racontent qu’en mai la rivière a même été à sec pendant plusieurs jours. « Complètement sèche, pour la première fois. Il n’y avait que des galets et des poissons morts, il fallait voir ça ! », se désole Abdellah Mohetti, un cultivateur du village qui, depuis, vient quotidiennement vérifier le niveau d’eau. Un « désastre écologique », dit-il, lourd de conséquences pour les habitants de Lehri, qui vivent principalement de l’élevage de moutons mais aussi de petites cultures maraîchères au bord de l’oued, destinées à l’autoconsommation ou à la vente dans les souks des alentours.

« A cause du manque d’eau, nous n’avons pas pu irriguer nos potagers, ni les vergers de figuiers et d’oliviers », témoigne Abdelaziz Borezza, un paysan à dos d’âne rencontré sur le chemin de terre longeant la rivière. Les éleveurs, eux, n’ont eu d’autres choix que d’utiliser l’eau potable des habitations pour abreuver leurs troupeaux. Les enfants ont été privés de leur piscine naturelle.

Quant aux pêcheurs, ils ne pêchent plus. « L’assèchement de la rivière a décimé sa faune : les poissons, dont la truite, mais aussi les tortues ou les crapauds, déplore M. Mohetti. Il a aussi assoiffé tous les animaux sauvages de la forêt limitrophe, sangliers, lièvres, renards… C’est tout un écosystème millénaire qui est fragilisé ! »

Des pompes installées le long de la rivière

L’oued Chbouka ne s’est pas desséché du jour au lendemain. Voilà plusieurs années que les habitants de Lehri voient son débit se tarir. Mais sans vraiment distinguer, parmi les causes, ce qui relève du changement climatique, des sécheresses à répétition que subit ce pays du Maghreb en situation de « stress hydrique », et ce qui incombe à l’activité humaine. En l’occurrence, à la surexploitation de l’eau pour l’irrigation de cultures intensives qui, autour du village, s’étendent à perte de vue.

Jour et nuit, ils entendaient tourner les pompes installées le long de la rivière. Cette fois, quand l’eau s’est arrêtée de couler, ils se sont mis à les compter. Ils ont en trouvé « plus de quarante, dont cinq seulement sont autorisées », ont-ils dénoncé en juin dans une pétition. Dans le village, au pied d’un pont, on peut apercevoir ce type d’installation : un puits d’où partent de gros tuyaux noirs qui disparaissent dans le sol quelques mètres plus loin. La pétition fait également état de « barrages illégaux », dont l’un capable de « dévier le cours d’eau vers les terres d’un particulier ».

Il faut remonter une quinzaine d’années en arrière pour comprendre le sort de l’oued Chbouka, quand « des exploitants sont arrivés pour développer des cultures industrielles de pommes de terre, gourmandes en eau, à la place du blé », raconte Bennasseur Alaoui, enseignant-chercheur à l’Institut agronomique de Rabat, et natif de Lehri. Dans cette région longtemps surnommée le « château d’eau » du Maroc, « ils ont découvert un eldorado, poursuit-il. D’autres leur ont emboîté le pas, des producteurs de carottes, pastèques, melons, betteraves sucrières, alors que la culture des betteraves n’est pas autorisée en dehors des périmètres irrigués par les grands barrages ».

Destruction de l’environnement

« Ce ne sont pas des agriculteurs, mais des investisseurs nomades : ils louent des terres aux paysans le temps d’une saison agricole, sèment, récoltent, empochent leurs profits et s’en vont », renchérit Kabir Kacha, membre de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) de Khénifra, très mobilisée pour la cause de l’oued Chbouka. « Ils prélèvent l’eau gratuitement, ne paient pas d’impôts, n’embauchent pas la main-d’œuvre locale, ne vendent pas leurs légumes ici mais les envoient dans des usines de chips. Ils n’apportent aucune plus-value à la région. A l’inverse, ils détruisent l’environnement », dénonce ce professeur de philosophie, convaincu que, si les derniers sont partis après les récoltes estivales, « d’autres vont revenir pour la prochaine campagne agricole ; les gens s’y préparent ».

A Lehri, on les appelle les « voleurs d’eau ». Depuis juin, les habitants ont envoyé sept courriers pour alerter les pouvoirs publics : gouverneur de la région, ministères de l’intérieur, de l’équipement, de l’agriculture… Plusieurs manifestations ont été organisées. « Mais à chaque fois, les forces de l’ordre nous ont ordonné de rester chez nous. Tout est fait pour qu’on se taise », proteste Kenza (le prénom a été modifié), une habitante du village, faisant également référence à un communiqué du conseil communal, daté du 20 juin, qui accuse les manifestants de « créer des divisions » et de faire fuir les « investisseurs agricoles ». « Manifestement, les autorités locales les protègent. La grande question, c’est pourquoi ? Qu’ont-elles à gagner ? », s’interroge pour sa part Mohamed Zendour, le président de l’AMDH locale.

L’affaire est aujourd’hui devant la justice. Une plainte a été déposée le 27 juillet au tribunal de Khénifra par le cultivateur Abdellah Mohetti, soutenu par l’AMDH, contre un vice-président de la chambre d’agriculture de la région. Il est reproché à ce dernier d’avoir détourné le cours de l’oued Chbouka vers sa ferme arboricole, située à plusieurs kilomètres de la rivière. La vidéo jointe à la plainte montre un système de vannes dans le prolongement d’une digue, laissant passer l’eau vers de larges canalisations. Contactée, la chambre d’agriculture dément formellement : « En aucun cas le vice-président ne dispose de telles installations. Il prélève l’eau de la rivière par un tuyau démontable qu’il n’utilise que lorsqu’il en est autorisé », défend son président, Nizar Rihani.

« Le plan jaune »

D’ailleurs, le dessèchement de la rivière est « sans lien direct avec l’agriculture », selon lui : « Il y a eu cette année un assèchement de plusieurs cours d’eau et d’une centaine de puits dans la région sous l’effet de trois années consécutives de manque de pluie ; l’oued Chbouka n’est pas le seul concerné. » En outre, le maraîchage et l’arboriculture ne sont pas assez développés dans la province pour avoir un « impact » sur les ressources hydriques, soutient encore M. Rihani : « Ces cultures ne dépassent pas 7 % de sa surface agricole, le reste étant constitué de céréales et de fourrages. »

Il y a toutefois bien eu une exploitation sauvage de l’oued Chbouka. Une « situation de prélèvements illicites », ainsi que l’indique, au Monde, le ministère de l’équipement et de l’eau, que « l’intervention de la police de l’eau avec les autorités locales a permis de redresser ». Après « recensement », plusieurs « mises en demeure » ont ainsi été adressées aux « contrevenants », conformément à la loi marocaine sur l’eau qui interdit tout prélèvement des eaux souterraines et de surface sans autorisation.

Révélant l’ampleur du phénomène, le ministre de l’équipement et de l’eau, Nizar Baraka, avait affirmé en juillet qu’« un million de mètres cubes d’eau par jour » était détourné du seul fleuve Oum Errabiâ, le deuxième plus grand du pays, dont l’oued Chbouka est un affluent.

Dans le contexte actuel de grave sécheresse, le tarissement des ressources hydriques du pays incite les pouvoirs publics à mettre à l’agenda le problème de leur surexploitation. « Il nous incombe à tous de redoubler d’efforts pour faire un usage responsable et rationnel de l’eau », appelait le roi Mohammed VI le 14 octobre, exhortant notamment à « mettre fin au phénomène de pompage illégal et au creusement de puits anarchiques ».

Ce détournement des ressources hydriques sert pour l’essentiel à l’agriculture. Celle-ci accapare 85 % de la consommation nationale et mise sur l’intensification de l’irrigation pour développer des cultures à forte valeur ajoutée, destinées pour une bonne part à l’export, mais gourmandes en eau – comme le maraîchage ou l’arboriculture –, au détriment de cultures vivrières (céréales, oléagineux…). Le plan Maroc vert (2008-2018) a attribué des subventions importantes pour développer l’irrigation. Les surfaces cultivées sous irrigation localisée, au goutte-à-goutte, ont ainsi plus que triplé depuis la fin des années 2000, selon la Banque mondiale, aggravant la pression sur les ressources.

« Ce plan Maroc vert, il faudrait plutôt l’appeler le plan jaune ; il va faire du Maroc un Sahara », s’inquiète Kabir Kacha. En ce début d’automne, la région du Moyen Atlas n’a plus grand-chose à voir avec les cartes postales de plaines verdoyantes. Avec ses étendues de terres arides, ses oueds asséchés, ses arbustes épineux et ses troupeaux de moutons aux os saillants à la recherche d’herbe fraîche, le paysage évoque de plus en plus le désert.

Aurélie Collas(Lehri, Maroc, envoyée spéciale)

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