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"En Tunisie, les dés sont jetés" (Hafed al-Ghwell)

Si le pouvoir tunisien actuel a réussi à se maintenir et à acquérir une certaine légitimité, c'est en partie parce qu'il a généré des dividendes socio-économiques sans précédent. Dans l'ensemble, le texte de la nouvelle Constitution se lit comme un amalgame étrange de contradictions plutôt que comme un plan cohérent destiné à corriger la trajectoire. Le point de vue d'Hafed Al-Ghwell, chercheur principal à l'Institut de politique étrangère (FPI) de la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies (SAIS) de l'Université Johns Hopkins.

La campagne que mène le président Kaïs Saïed pour inverser la transition engagée en Tunisie a atteint la semaine dernière son apogée: il a demandé aux électeurs d'approuver une nouvelle loi qui lui donne le pouvoir de réorienter l'avenir de ce pays. Cette décision polémique précipite vers l'autocratie cette nation qui représentait autrefois un bel exemple de démocratie «fonctionnelle» dans le monde arabe. C'est du moins ce que soutiennent certains analystes et observateurs.

Il est toutefois un peu tôt pour s'alarmer du sort de la Tunisie dans le sillage de la prise de pouvoir par M. Saïed et des manœuvres maladroites qu'il entreprend pour sortir le pays du marasme dans lequel il se trouve, notamment avec un chômage endémique chez les jeunes, des difficultés économiques et la stagnation au niveau politique.

Des dividendes économiques sans précédent

La plupart des Tunisiens semblent partager cette conviction: un décalage énorme séparait leurs aspirations, désormais illusoires, qu'il s'agisse de créer une démocratie fonctionnelle ou de mettre en place une gouvernance responsable et compétente. Si le gouvernement a réussi à se maintenir et à acquérir une certaine légitimité, c'est en partie parce qu'il a généré des dividendes socio-économiques sans précédent et qu'il a rempli tous les critères requis lors de la phase de transition en matière de justice, de responsabilité et de lutte contre la corruption. Cependant, si l'autoritaire ambitieux qu'est Saïed n'avait pas fait son apparition sur la scène politique, le statu quo exaspérant aurait fini par être renversé par un autre acteur ou un autre événement. Il s'agirait là d'une conséquence accidentelle de la volonté de rétablir l'équilibre des pouvoirs entre le judiciaire, le législatif et l'exécutif.

La nouvelle Constitution octroie dorénavant le pouvoir à ce que les experts qualifient d'«hyperprésidence». Elle fragilise en effet le pouvoir législatif et transforme le système judiciaire en une fonction administrative banale qui relève du pouvoir exécutif. Cette situation place la loi sous le joug des caprices d'un ancien professeur de droit transformé en homme à poigne.

"Aussi fort que soit un dirigeant, il ne peut à lui seul insuffler un nouveau souffle à l'économie du pays minée par les dettes et le chômage." Hafed al-Ghwell

Dans l'ensemble, le texte de la nouvelle Constitution se lit comme un amalgame étrange de contradictions plutôt que comme un plan cohérent destiné à corriger la trajectoire, ce qui est pourtant indispensable si le système politique souhaite relever les défis auxquels le pays est confronté. M. Saïed ne propose pas de solutions convaincantes. Il ne précise pas non plus comment sa nouvelle prise de pouvoir pourra remédier à l'endettement du pays, à l'inflation ou à la détérioration des services publics. Plus important encore, il n'a pas indiqué de quelle manière il entend obtenir un prêt du Fonds monétaire international (FMI) évalué à 4 milliards de dollars (1 dollar = 0,98 euro) sans appliquer de mesures d'austérité punitives.

La Constitution de juin 2022 s'exprime de manière claire sur un seul point: elle énumère les pouvoirs conférés au président vis-à-vis de sa position législative, notamment au sujet du rôle décisif que Kaïs Saïed s'est accordé pour nommer le Premier ministre ainsi que les autres ministres. Le président tunisien s'est taillé un système qui lui permet de revendiquer facilement la responsabilité des grands succès et de faire porter les échecs à des ministres ou à des chefs de gouvernement qui ne tarderont pas à être démis de leurs fonctions. Ainsi, un petit groupe d'individus assumera la responsabilité de gouverner la Tunisie, ou du moins de gérer les difficultés qui s'intensifient dans le pays. Ces personnes seront tiraillées entre leur allégeance à Saïed et leur devoir de réagir aux crises urgentes qui relèvent de leurs portefeuilles.

D'autres scénarios inquiétants peuvent être imaginés. Mais, pour le moment, seuls les Tunisiens sont à même de se prononcer de manière crédible sur l'avenir de la Tunisie, loin des spéculations sans fin sur l'avenir du pays. Cependant, si l'on se fie aux sondages ou aux enquêtes récentes, les avis restent assez vagues quant au référendum, dans la mesure où la plupart des Tunisiens n'ont pas encore perçu le poids et l'ampleur des manœuvres de Kaïs Saïed.

Tenté par des solutions radicales

Les espoirs que nourrissaient de nombreux Tunisiens au départ ont été anéantis par l'impasse politique, le marasme économique et l'inefficacité des gouvernements successifs. Cette réalité les a encouragés à se tourner vers les solutions radicales que proposaient les réformateurs populistes dont M. Saïed faisait partie avant son ascension. De ce fait, les Tunisiens ont applaudi la dissolution du gouvernement, la suspension du Parlement et la révocation des magistrats. Ainsi, quatre Tunisiens sur cinq se sont prononcés en faveur du coup de hache porté par le président à l'ancien système.

Les activistes, les organisations de la société civile et bien d'autres personnes soucieuses de préserver la démocratie et les libertés civiles auxquelles elles tenaient tant ont eu beau élever la voix pendant des mois, cela n'a pas empêché la plupart des Tunisiens de se rallier à la campagne solo de Saïed – ou bien étaient-ils trop indifférents pour manifester leur désaccord. Aujourd'hui encore, certains pensent que le pays est bien trop fort pour succomber aux projets intrépides qui, au cours de l’histoire, ont anéanti les expériences démocratiques dans d'autres pays. 

"Si l'on souhaite savoir quel sort sera réservé à la Tunisie, la réponse est la suivante: c'est compliqué." Hafed al-Ghwell

La plupart des Tunisiens privilégient la présence d'un dirigeant «fort» et déterminé à la tête du pays aux côtés d’un gouvernement performant. Ils se soucient peu de la forme que peut prendre ce dernier. Cette tendance montre qu’ils acceptent tacitement ce nouveau régime, parce qu'ils recherchent des solutions crédibles aux problèmes politiques et socio-économiques dont souffre leur pays. Malheureusement, aussi fort que soit un dirigeant, il ne peut à lui seul insuffler un nouveau souffle à l'économie du pays minée par les dettes, le chômage, la dépréciation des salaires et bien d’autres pressions extérieures encore.

Après avoir placé tant d'espoirs en Saïed, les Tunisiens devront assumer la responsabilité des difficultés qu'ils risquent de connaître, ce qui ne manquera pas de se produire.

Par ailleurs, le pays a cruellement besoin d'une opposition viable qui serait incarnée par une personnalité, une coalition ou un plan susceptible de répondre de manière convaincante aux revendications de la population et de contrer les manœuvres précoces de M. Saïed. Faute d’une telle opposition, de nombreux Tunisiens plongent dans la passivité ou choisissent, à tort, de boycotter le référendum. L'opposition reste fortement fragmentée et menace de le devenir encore plus: certains opposants cherchent à se tailler une place au sein du régime de Saïed, tandis que d'autres hésitent à adhérer à la forme de démocratie qui a offert des avantages démesurés aux partis islamistes, selon eux.

La Constitution de 2014 prévoyait en effet une société tunisienne libérale et laïque. Alléchante sur le papier, cette vision a pris une tournure tout à fait différente sur le terrain: le bloc islamiste a conservé la majorité parlementaire, même lorsqu'il était en position de faiblesse. Il ne faut donc pas s'étonner de constater que l'opposition laïque/libérale s'abstient de condamner la prise de pouvoir de Saïed et de mobiliser les foules. Elle se contente de formuler des déclarations feutrées qui consolident sa légitimité sans chasser les nuages noirs qui obscurcissent le paysage du pays.

La Tunisie connaîtra-t-elle un jour une démocratie fonctionnelle, ou est-ce un rêve lointain, impossible à réaliser ? Les dés sont jetés.

Hafed al-Ghwell est chercheur principal non résident au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies. Il est également conseiller principal au sein du cabinet de conseil économique international Maxwell Stamp et de la société de conseil en risques géopolitiques Oxford Analytica, membre du groupe Strategic Advisory Solutions International à Washington, D.C. et ancien conseiller du conseil d’administration du Groupe de la Banque mondiale.

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